[ PRÉFACE ]

Christophe Mileschi

 

C’est Ludwig Wittgenstein, je crois, qui a dit qu’on ne peut parler de peinture qu’en peinture, de poésie qu’en poésie. Gregory Bateson l’a dit aussi, à sa manière : tout langage est à soi-même sa propre glose. Mais il semble qu’on ne puisse s’y résigner, il semble qu’on ait irrépressiblement besoin de traduire sans cesse, chaque langage dans d’autres. Peut-être parce qu’il faudrait, sinon, connaître et reconnaître la solitude sans remède. Peut-être parce que nous portons la nostalgie infinie d’un temps d’avant Babel. Peut-être parce que.

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Si les mots n’étaient pas tellement galvaudés de trop de marchandise, tellement trahis d’avoir été et d’être tant crachés et remâchés dans les bouches des faiseurs de gloire, des usurpateurs de souffrance et des vendeurs de vent, je dirais simplement ceci, où chaque mot pèse et compte : Pouzol est un très grand poète. Pouzol est l’un des quelques très grands poètes de ce temps-ci. Et de quelques autres en passant.

Pour moi, ayant dit ceci j’ai tout dit. Je ne peux, ensuite, que raconter comment cette conviction m’est venue : comment elle m’a saisi.

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C’était en 1996. Par des circonstances plus ou moins hasardeuses – de ce hasard qu’on peut dire objectif, qui apprête pour nous les rencontres cruciales –, parvint entre mes mains un exemplaire d’un recueil de poèmes de Jean Pierre Pouzol : Une histoire incomplète.

Ce fut le coup de foudre. Non seulement au sens courant – je tombais, littéralement, sous l’enchantement, violent, dans les affres, les transports, amoureux, de cette poésie –, mais encore au sens exact, au sens très strict de l’expression : je restai foudroyé. J’en avais lu, des poètes, et non des moindres. Des que j’aimais, des qui me donnaient envie d’aimer, des qui me rendaient ardent d’en découdre avec les artisans de l’inique. Mais rarement des qui, en même temps que tout cela, me parlaient aussi loin dedans, directement quelque part sous l’écorce des heures, là où je ne m’entends d’ordinaire pas exister, ni vivre espérer ou souffrir. Là où des voix sans cesse hurlent en nous, sanglotent ou supplient, invoquant délivrance couronnement et pardon, un paradis perdu d’avance.

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Désespoir de cette poésie? Ténèbre par exemple de ces Échardes & Rossignols? Sans doute, c’est l’évidence qui tout d’abord aveugle, la noirceur qui mange les yeux. Pourtant. Pourtant il y a autre chose.

La poésie n’est pas cette pétrifiée. Elle est cette écume épineuse, insoumise, cette écume broussailleuse et solaire dressée. Sa vérité est de brûler le feu.

Qui ne voit le ridicule et le leurre de toute pose dans la langue, le danger mortel de toute langue figée en cathédrale de quelque Espoir? Qui ne voit que cette poésie nous préserve des cultes faux, des tyrannies qui s’en délectent? Voleur de feu vrai, brûleur de vains envols, le poète Pouzol s’enfonce pour ne pas s’effondrer. Cette plongée en soi-même, il la paie du haut prix. Mais c’est pour nous, c’est pour nous tous qu’il cherche, qu’il brûle, se brûle au feu de ces mots-fours. Les mots, nos mots de tous les jours, qui nous reviennent calcinés, renvoyés à leur impensable origine, à leur vacuité, leur tonnerre. Qui nous reviennent enfin vivants.

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Il n’y a pas de mots qui aillent, il n’y a pas de mots qui vaillent pour parler de ce que me dit ce chant déchiré écorché qui pâture l’irréel, ce chant dégorgé des bois qui remonte par le cœur. Ce chant d’un monde, ce chant du monde que les mots ne peuvent contenir. Ce chant, ce cri, cette injonction à sa propre faiblesse, à ne jamais verser dans la plainte futile, ces mots-scalpels ou mots frôlés qui dévoilent qui creusent cette distance en nous.

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Pouzol parle de plus loin que lui, à plus ancien que nous. C’est d’au-delà sa propre mort qu’il parle, il parle du temps où nous ne serons plus, et qui est ce temps-ci déjà, toujours d’avance déjà.

Il restera après les blés fauchés, sa voix répercutant vers les moissons futures notre appel trahi de vivants totems, notre désir brisé d’une étincelante présence, notre refus – fût-ce au prix de l’extrême tristesse, de la colère sans fin, de la familiarité formidable avec les pensées gluantes de sang et de plumes – notre refus de succomber aux éminents mensonges : notre fragile humanité : Ô frondaison des cris où sans fin bruit la vie. 

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